Il n’est pas possible, même dans une parabole, que Dieu fasse l’apologie du mal, dise du bien de ce qui est mauvais, fasse l’éloge de ce qui est contraire à la justice c’est-à-dire à lui-même. Ce serait pervers. Sauf à ce qu’il y ait un mouvement de conversion comme on le voit pour un publicain comme Zachée ou pour le bon larron. Cet éloge est alors plutôt de l’ordre de l’encouragement, ouvre un avenir, de même que le pardon appelle pénitence et réparation.
La parabole ne dit pas que ce gérant détournait à son profit les biens de son maître mais qu’il les dilapidait : il ne faisait pas son travail qui était de les faire fructifier. Dans les anciennes traductions on utilisait le verbe dissiper comme à l’école ‘élève dissipé’, qui n’écoute pas, qui n’est pas appliqué, qui n’est pas présent à ce qu’il doit faire.
J’ai en mémoire le reproche indigné que nous avait adressé une jeune allemande de Hambourg que nos plaisanteries d’étudiants français exaspéraient : ‘Vous ne pensez qu’à rire’. J’ai sursauté ensuite au Séminaire en lisant lors de ma première retraite avec les Exercices spirituels de saint Ignace : Ne pas rire. Ne rien dire qui provoque le rire (n° 80. Huitième addition : « Je m’abstiendrai de rire et de proférer aucune parole qui puisse porter à rire »).
La tradition religieuse est unanime depuis le grand maître saint Benoît qui nous exhorte au sérieux et à la gravité. Prie et travaille. En fait, la règle bénédictine est pleine de modération et de sagesse, il y a un temps pour tout dit l’Ecclésiaste : « Un temps pour pleurer, et un temps pour rire » (Qohéleth 3, 4).
A chaque mariage que je célèbre, pour personnaliser mon propos, je demande aux témoins qu’ils m’envoient quelques mots sur les mariés, sur leurs qualités, ce qu’ils aiment chez eux, l’un des témoins cette année avait conclu son mail par : « Vive la teuf ! » (la fête en verlan).
Il retrouvait sans le savoir une affirmation de saint Clément d’Alexandrie (début du 3ème siècle) : « Toute notre vie nous est une fête. Persuadés que partout de tous côtés Dieu est présent, nous travaillons la terre au chant des louanges, nous naviguons sur la mer au son des hymnes. Quelle que soit notre occupation, nous savons toujours la concilier avec la gloire de Dieu » (Stromates Livre VII, chapitre VII).
Il n’est pas sûr que ce gérant ait trop fait la teuf, qu’il se soit bien amusé, qu’il ait pensé comme le bon larron sur la Croix : « pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons » (Cf. Lc 23, 41). En tout cas, il n’avait rien mis de côté pour lui permettre d’envisager l’avenir, il ne savait pas où aller une fois renvoyé de son poste.
Ce qui est drôle, c’est le mot qui était utilisé pour sa fonction, le terme est encore en usage dans l’Eglise, le Droit canonique l’appelle ‘l’économe’ (diocésain). Cet économe ne l’était pas, sinon avec lui-même : il s’économisait. « Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force » dit-il. On peut en douter : il est peu probable que le maître ait eu comme intendant un infirme. Le texte latin est génial : Fodere non valeo, mendicare erubesco – bêcher (la terre), ça ne me va pas (j’en serais vert), mendier, j’en serais rouge (de honte).
Travailler, ça ne lui va pas. Ce qui lui va, ce sont les copains. C’est un type sympa, un fumiste mais sympa, qu’on aime bien, et que les pissefroids jalousent et dénoncent.
Voilà qu’il va se retrouver à la rue. Je vous ai cité cet été, au 1er dimanche d’août, cette prière qui demande au Seigneur « ni pauvreté ni richesse car, dans l’abondance, je pourrais t’oublier tandis que la misère ferait de moi un voleur » (Pr 30, 9). Est-ce vraiment ce qu’il se passe ici ?
De quoi son maître fait-il son éloge ? Le texte dit d’avoir agi avec habileté, le nom grec de la prudence (il n’y a pas de prudence dans le péché, dit saint Thomas, 2a 2ae Q. 47) : sous pression il se fait prévoyant. En se tournant vers ses frères, des compagnons d’infortune, pour chercher avec eux ce que le Maître lui avait proposé et dont il n’avait pas été digne : une alliance.
Voilà qu’il se retrouve forcé de faire ce dont il n’avait pas été digne : faire confiance.
Cet homme qui avait perdu la confiance de son maître fait confiance aux autres serviteurs de son maître, comme s’il avait enfin compris que seule la confiance peut nous sauver.
La parabole ne parle pas d’Argent ni de Justice : elle utilise deux mots disparus de notre vocabulaire, Mammôn, le démon de la richesse (« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammôn »), et « l’iniquité », le péché du monde, un mystère selon saint Paul, le mystère d’iniquité (2 Th 2, 7). D’où la parole si déconcertante du Christ qu’on pourrait traduire ainsi : « Faites-vous des amis fidèles au-delà de l’idolâtrie matérielle ».
Le Seigneur sait les conditions et le monde dans lequel nous vivons. Il en appelle certains à la pauvreté pour le Royaume. Mais il nous demande à tous de donner aux autres cette confiance qu’il nous fait à chacun, dont aucun de nous n’est digne et qui pourtant peut seule nous sauver.
Nous sommes tous capables, y compris avec ceux qui se comportent mal, de penser qu’ils sont comme nous capables de s’améliorer : la confiance est cette puissance transformante de l’amour. Avec prudence, la 1ère des vertus cardinales disaient les Anciens, car l’existence n’est faite que de cas singuliers. « Soyez prudents comme les serpents, et candides comme les colombes » (Mt 10, 16).
Un grand théologien italien de la fin du 12ème siècle, qui fut l’un des premiers Chanceliers de l’université de Paris, Prévostin de Crémone disait : « La miséricorde sans justice est démission, la justice sans miséricorde est cruauté ».
Dieu est Amour : Il est justice et miséricorde.